15
À Cadix, certaines ordonnances royales et municipales ne sont promulguées que pour ne pas être appliquées. Celle qui limite l’excès de manifestations publiques pendant le Carnaval en est une. Bien qu’officiellement il n’y ait pas de bals, de musiques ni de spectacles publics autorisés, chacun à sa manière se dépêche de profiter des derniers jours avant le Carême. Malgré l’intensification des bombardements français au cours des semaines précédentes – beaucoup de bombes, néanmoins, continuent de ne pas exploser ou de tomber dans la mer –, les rues fourmillent de monde : le petit peuple fait la fête dans ses quartiers, et la bonne société se partage entre soirées privées et joyeuse agitation des cafés. Passé minuit, la ville abonde en déguisements, masques, seringues d’eau, poudres et confettis de toutes les couleurs. Les familles, les groupes de parents et d’amis vont d’une maison à l’autre, croisant des bandes de Noirs, esclaves et libres, qui parcourent les rues en jouant du tambour et de la flûte. Dans la discussion – longue et vive, y compris aux Cortés – sur la question de savoir si la ville doit ignorer le Carnaval et conserver son austérité du fait de la guerre, ou s’il convient de démontrer aux Français que tout continue de suivre son cours normal, ce sont les partisans de la dernière solution qui l’ont emporté. Les terrasses arborent des lampions dont la lumière est visible depuis l’autre rive de la baie ; des navires à l’ancre ont allumé leurs feux, défiant les bombes ennemies.
Lolita Palma, Curra Vilches et le cousin Toño déambulent en se tenant par le bras sur la place San Antonio, esquivant en riant les groupes de masques qui s’agitent de toutes parts. Ils sont déguisés. Lolita a un large loup de taffetas noir qui ne laisse que sa bouche à découvert et est habillée en Arlequin, avec, par-dessus son costume, un domino blanc et noir. Curra, fidèle à son style, arbore avec son aplomb habituel une veste militaire, une jupe à trois rangées de franges et de pompons, un bonnet de cantinière et un masque en carton où sont peintes des moustaches. Le cousin Toño porte un masque vénitien et un élégant costume de torero : veste brodée à brandebourgs, pantalon très moulant et cheveux pris dans une résille, avec, glissés dans sa large ceinture en place de couteau d’Albacete, trois cigares cubains et une fiasque d’aguardiente. Ils sortent du bal du Consulat commercial où ils ont passé un bon moment, avec musique et rafraîchissements, en compagnie d’amis : Miguel Sánchez Guinea et sa femme, Antoñete Alcalá Galiano, Paco Martínez de la Rosa, l’Américain Jorge Fernández Cuchillero et d’autres jeunes députés libéraux. Maintenant, sous prétexte de prendre l’air, escortées du cousin Toño, les deux amies en profitent pour faire un tour, jouir de l’ambiance de la rue et plonger dans un monde différent.
— Allons au café d’Apollon, propose Curra Vilches.
C’est le seul jour de l’année où les femmes entrent sans obstacle dans les cafés gaditans : le reste du temps, on leur réserve les pâtisseries, moins masculines, avec leurs sorbets et leurs boissons fraîches, leurs vitrines de gâteaux et leurs lave-mains en acajou.
Le cousin Toño proteste. Vous êtes folles, dit-il. Moi, dans la fosse aux lions avec deux jolies femmes ? Oh, mon Dieu. Ils vont vous dévorer vivantes.
— Pourquoi ? se moque Lolita Palma. Nous sommes escortées par un jeune homme de qualité.
— Un redoutable matador, précise Curra Vilches.
— Et puis, ajoute Lolita, avec nos masques, personne ne sait si nous sommes belles ou laides.
Sceptique, le cousin soupire, résigné à son sort, pendant qu’ils prennent le chemin du café situé au coin de la rue Murguía.
— Laides ?… Vous êtes à croquer, mes enfants. À cette heure-ci, à Cadix et au Carnaval, aucune femme ne paraît laide.
— C’est l’occasion de ma vie ! s’exclame gaiement Curra Vilches en battant des mains.
Lolita rit, pendue au bras de son cousin.
— Et de la mienne !
Ils passent tous trois devant les calèches et les attelages particuliers alignés sur un côté de la place, dont les cochers attendent par petits groupes autour d’une outre de vin, et ils franchissent le seuil sous le tympan de fer forgé où trône la lyre qui donne son nom à l’établissement. Le café d’Apollon est le lieu de rendez-vous habituel du cousin Toño ; quand ils entrent, l’employé le reconnaît malgré son déguisement, le salue avec déférence et s’incline bien bas en recevant un douro d’argent.
— Une table avec une bonne vue, Julito. Où ces dames soient à leur aise.
— Je ne sais s’il en restera une de libre, don Antonio.
— Je te parie un autre douro que tu ne la trouveras pas… et je le perds tout de suite.
Une seconde pièce brille dans la paume de l’employé qui la fait prestement disparaître, ni vu ni connu, dans une poche de son tablier.
— On va voir ce qu’on peut faire.
Cinq minutes plus tard, entourés de gens, ils sont assis et boivent – elles du rossolis à la cannelle, le cousin Toño une bouteille de xérès – sur des chaises que l’on vient de disposer autour d’une table pliante apportée à l’étage par un garçon et placée entre les colonnes de la grande cour. L’établissement comporte quatre niveaux, les deux du haut, auxquels on accède par la rue Murguía, étant réservés à la pension et au logement de voyageurs. Dans la grande cour et au premier étage se trouvent la salle à manger et plusieurs salons, lieu de rencontre habituel des députés libéraux les plus exaltés. Aujourd’hui, la partie basse est en pleine effervescence. La lumière coule à flots, avec des lustres et des chandeliers partout, qui font briller les parures, les satins brodés et les paillettes. D’en haut pleuvent des confettis multicolores, retentissent mirlitons et vessies gonflées, et un orchestre à cordes joue allègrement sous les arcades du fond. On ne danse pas, mais des garçons portant des plateaux de boissons circulent en tous sens au milieu des rires, des chants et des discussions animées de table à table. Les conversations, les éclats de rire et la fumée des cigares rendent l’atmosphère excitée et épaisse. Lolita Palma, amusée, ne perd pas une miette du spectacle, pendant que le cousin Toño – qui a relevé son masque pour mettre ses lunettes – fume et entrechoque les verres, et que Curra Vilches, avec son sans-gêne habituel, fait de piquants commentaires sur les costumes, les déguisements et les personnes qui les entourent.
— Regarde bien ce corsage vert sous une perruque blanche. Je suis sûre que c’est la belle-sœur de Pancho Zugasti.
— Tu crois ?
— Puisque je te le dis… Et celui qui lui bouffe l’oreille n’est pas le mari.
— Ce que tu peux être grossière, Currita !
Il y a beaucoup d’hommes, comme d’habitude dans le café. Gaditans, militaires en civil et étrangers. Mais nombreuses sont aussi les femmes qui partagent les tables disposées dans la cour et les salles latérales, ou qui se montrent aux balustrades du premier étage. Certaines sont des dames respectables avec leurs maris, parents et amis. D’autres – Curra Vilches les dissèque joyeusement et sans pitié – ne semblent pas l’être autant. Le Carnaval fait tomber les barrières en laissant en suspens nombre de conventions que, le reste de l’année, la ville observe avec une extrême rigueur. Cadix demeure ouvert à tous, en ces temps de convulsions qui en font une Espagne en miniature ; mais chacun connaît la place qui lui correspond. Quand on l’ignore ou on l’oublie, il y a toujours une bonne âme pour vous le rappeler. Avec la guerre et les Cortès ou sans elles, les déguisements et la gaieté du Carnaval ne suffisent pas à rendre égal ce qui ne peut l’être. Peut-être, pense Lolita Palma, qu’un jour ces jeunes philosophes libéraux, ceux des discussions de café, des discours politiques et des réunions où l’on invoque les Lumières, le Peuple et la Justice, changeront tout. Ou peut-être pas. En fin de compte, à San Felipe Neri siègent des prêtres, des nobles, des érudits, des avocats et des militaires. Il n’y a pas de commerçants, de boutiquiers ni aucun membre issu du petit peuple, même si l’on affirme y parler au nom de tous et les représenter. Le roi est toujours prisonnier en France, et la souveraineté nationale, tant débattue, n’est pas grand-chose d’autre que quelques liasses de papier qui portent le nom de future Constitution. Jusque dans l’agitation qui règne au café d’Apollon, cela apparaît comme une évidence. Gaditans, Espagnols côte à côte, mais pas mélangés. Ou seulement jusqu’à un certain point.
— Un autre verre ?
— Bien. – Lolita se laisse resservir de la liqueur. – Mais tu veux ruiner ma réputation, cousin.
— Vois plutôt Curra… Elle ne fait pas tant d’histoires.
— C’est qu’elle n’a pas vraiment de pudeur.
Les confettis continuent de pleuvoir depuis les étages, comme une neige multicolore dans la lumière des bougies. Lolita Palma ôte un gant pour retirer des confettis de son verre et boit lentement, par petites gorgées. De là où elle est assise, elle parvient à voir de nombreux masques : élégants ou non, délicats, spirituels ou vulgaires, mais aussi des gens vêtus comme à l’ordinaire, à visage découvert. Et tandis qu’elle promène son regard dans la salle en observant figures et habits, elle découvre Pepe Lobo.
— Est-ce que ce n’est pas ton corsaire ? demande Curra Vilches qui, par hasard, a suivi son regard.
— Si, c’est lui.
— Hé !… où vas-tu ?
Lolita Palma ne parviendra jamais à savoir – et pourtant, elle s’interrogera toute sa vie – ce qui l’a poussée, en cette nuit de Carnaval au café d’Apollon, à se lever sous les yeux surpris du cousin Toño et de Curra Vilches, et à se diriger vers la table de Pepe Lobo, profitant de l’anonymat du loup et du domino. Il se peut que cette audace lui ait été inspirée par le troisième verre de rossolis ; ou alors cette ivresse aux limites de laquelle elle flotte, si légère et si sereine qu’elle aiguise les sens au lieu de les émousser, vient-elle de la musique, de la pluie de confettis de couleur qui remplit d’une manière irréelle la distance qui les sépare, dans le bourdonnement des conversations joyeuses et dans la fumée des cigares qui sature l’atmosphère. Le capitaine de la Culebra est seul, bien que, en approchant, Lolita découvre une bouteille et deux verres sur la table de marbre. Il porte son habituelle veste bleue à boutons dorés, ouverte sur un gilet blanc et une chemise dont le col est ceint d’une large cravate noire, et il observe l’ambiance du café d’un air amusé, tout en restant un peu en marge ; sans trop participer à l’allégresse qui l’entoure. Se rendant compte d’une présence proche, Lobo lève la tête et découvre Lolita juste au moment où elle s’arrête. Les yeux verts du marin, étincelants à la lumière des bougies, l’examinent des pieds à la tête, jusqu’au loup et au capuchon de soie noire du domino qu’elle a remonté en chemin. Puis son regard refait le parcours dans l’autre sens. Il est évident qu’il ne la reconnaît pas.
— Bonsoir, masque, dit-il en souriant.
Ce brusque sourire ouvre une brèche blanche entre les favoris épais et bruns, sur la peau hâlée par la mer. Sans se lever ni cesser de la regarder, Lobo se penche un peu sur la table, verse de l’aguardiente dans son verre et l’offre à Lolita ; et celle-ci, excitée par sa propre audace – elle sent, posés sur elle, les regards horrifiés de Curra Vilches et du cousin Toño qui la surveillent de loin –, l’accepte et le porte à ses lèvres, sous le loup, sans toutefois en boire plus que quelques gouttes : c’est un alcool fort, qui brûle le palais ; avec un vague relent d’anis. Puis elle rend le verre au marin, qui sourit toujours.
— Tu es muette, masque ?
Il y a, maintenant, de la curiosité dans son ton. Ou de l’intérêt. Lolita Palma, qui se demande à qui appartient le second verre posé sur la table, reste silencieuse de peur que sa voix ne la trahisse, avec l’agréable sensation de liberté confinant à l’audace que lui procure son déguisement ; et aussi la certitude que cela ne peut pas se prolonger longtemps. La situation devient trop inconvenante. Et dangereuse. Pourtant, à sa propre surprise, elle constate qu’elle se sent bien ainsi, debout devant la table de Pepe Lobo, en train de le dévisager de près sans vergogne, protégée par le masque. Jouissant de la proximité de ces yeux qui reflètent la lumière, de son visage de corsaire rude et beau, du sourire paradoxalement sérieux et tranquille, de cette bouche si masculine qu’elle est prise du désir de la toucher. Quel dommage qu’il n’y ait pas de bal, ici, se dit-elle étourdiment. Ça ne me gênerait pas de danser, et on peut le faire sans parler. Sans les mots encombrants qui engagent tellement et compromettent plus encore.
— Tu ne veux pas t’asseoir ?
Elle fait non de la tête, déjà sur le point de lui tourner le dos. À cet instant, elle voit de loin le second de la Culebra, le jeune homme dénommé Maraña, qui revient en louvoyant entre les tables. Le deuxième verre était le sien. Ce qui lui confirme qu’il est temps de partir. De retourner auprès de Curra Vilches et du cousin Toño, dans le monde du raisonnable. Pourtant, à peine esquissé le mouvement de départ, Lolita fait quelque chose de tellement inattendu qu’elle-même en est scandalisée. Se laissant porter par l’impulsion qui l’a poussée à se lever et venir jusqu’ici, elle contourne lentement la table et la chaise sur laquelle est assis Pepe Lobo, et, en passant derrière lui, elle fait glisser un doigt de sa main gantée sur les épaules du marin, frôlant le drap de sa veste. Après quoi, tandis qu’elle part pour de bon, elle peut apercevoir, du coin de l’œil, le regard déconcerté que l’homme lui adresse.
Le trajet jusqu’à sa table est interminable. Elle en est à la moitié quand elle sent une présence à son côté. Une main lui prend le poignet.
— Attends.
Cette fois, j’ai vraiment un problème, pense-t-elle en s’arrêtant pour tourner la tête, subitement sereine. Les yeux verts sont tout près des siens et la fixent intensément. Lolita y lit de la curiosité, et aussi de l’étonnement.
— Ne pars pas.
Elle soutient cette présence toute proche sans s’émouvoir. L’alcool qui circule doucement dans ses veines lui donne une hardiesse et un sang-froid inconnus jusque-là. La main de l’homme, qui n’a pas lâché son poignet, est ferme et le tient juste ce qu’il faut pour ne pas trop le serrer. La retenant davantage par ce simple geste que par la force. Cette main, pense-t-elle fugacement, a tiré sur Lorenzo Virués et l’a laissé invalide pour le reste de ses jours.
— Lâchez-moi, capitaine.
C’est à cet instant que Pepe Lobo la reconnaît. Lolita peut suivre chaque phase de sa découverte : surprise, incrédulité, stupeur, embarras. Il a libéré son poignet.
— Oh…, murmure-t-il. Je…
Pour une raison inconnue, elle savoure ce moment de triomphe. La confusion de l’homme, dont le sourire a disparu comme une lumière qui s’éteint brusquement. Maintenant, il tourne la tête dans tous les sens, intrigué, comme s’il cherchait à savoir combien de gens ont participé au piège. Puis il la regarde, très sérieux. Un regard sec.
— Je suis désolé, dit-il.
On croirait un gamin que l’on vient de réprimander, décide-t-elle. Vaguement émue par ce qui ressemble à une expression d’innocence et qu’elle a cru voir, le temps d’un éclair, passer sur le visage du corsaire. Un bref regard. La manière presque enfantine d’ouvrir un peu plus les yeux, décontenancé. Il regardait peut-être ainsi quand il était enfant, pense-t-elle soudain. Avant de partir sur les mers.
— Vous vous amusez, capitaine ?
À présent, c’est lui qui ne répond pas, et Lolita ressent une excitation intérieure, singulière. La certitude d’un vague pouvoir sur l’homme qu’elle a devant elle. Quelque chose qui semble dilué dans son atavisme de femme, fait de chair et de siècles. Elle observe la barbe rasée depuis plusieurs heures qui repousse déjà, noircissant le menton dur, solide, entre les favoris qui arrivent presque aux commissures des lèvres. Un instant, elle se demande quelle odeur a sa peau.
— Ç’a été une vraie surprise de vous voir ici.
— Alors imaginez la mienne !
Les yeux verts ont recouvré leur assurance. Le reflet des bougies de la salle y étincelle de nouveau. Curra Vilches, qui s’inquiète pour elle, s’est levée de la table et vient vers eux. Lolita lève une main pour la rassurer.
— Tout va bien, cantinière.
Le regard de Curra passe de l’un à l’autre, interrogateur, à travers les fentes de son masque.
— Sûr ?
— Tout à fait. Dis à cet ivrogne de torero que je vais prendre un peu l’air… Il y a trop de fumée ici.
Un silence. Puis l’amie reprend, d’une voix stupéfaite :
— Seule ?
Lolita, qui l’imagine bouche bée sous le masque de carton et la moustache peinte, est sur le point d’éclater de rire. Ce n’est pas tous les jours que Curra Vilches se laisse damer le pion.
— Sois tranquille. Monsieur m’escortera.
*
Rogelio Tizón se jette de côté pour esquiver un seau d’eau déversé d’une fenêtre ; après quoi, résigné à l’inévitable, il se fraie un passage au milieu d’une troupe de femmes déguisées en sorcières qui lui expédient quelques joyeux coups de balai au coin de la rue des Trois Fours. C’est un quartier populaire, d’artisans et d’ouvriers, dont les habitants vivent davantage dans la rue que dans leurs maisons et se connaissent tous, et où beaucoup de terrasses portent des abris loués à des réfugiés et des étrangers. Certaines rues sont éclairées par endroits avec des torches en étoupe dont la fumée se répand en spirales noires et huileuses. Malgré l’interdiction de danser dehors – dix pesos d’amende pour les hommes et cinq pour les femmes –, les gens sont à leurs balcons et jettent de l’eau et des sacs de poudre sur les passants, ou se rassemblent sur la chaussée en groupes animés et s’agitent au son des guitares, des mandolines, des cornets, des mirlitons et des crécelles. Les rires et les plaisanteries fusent dans toutes les conversations, marquées par l’accent et la bonne humeur du petit peuple gaditan.
À plusieurs reprises, le commissaire croise une bande de Noirs libres qui vont et viennent au rythme des tambours et des flûtes en chantant dans le créole incompréhensible des cadences caraïbes :
Mi ma’e no quié
que vaya a la plasa
po’que lo sordao
me dan calabasa[3].
Un garçon vêtu d’un burnous brun et chaussé de babouches se jette sur Tizón, armé d’une vessie gonflée au bout d’un bâton, dans l’intention bien affirmée de l’en frapper, mais celui-ci, excédé, lui barre le passage d’un coup de canne.
— Fous le camp, dit-il, ou je t’arrache la tête.
L’autre s’enfuit, la mine déconfite, impressionné par le ton et le regard furibond du policier, qui continue son chemin dans la foule en scrutant les masques qui se pressent autour de lui. Parfois, quand il voit une jeune fille, il la suit un moment de loin, histoire de voir si quelqu’un l’accoste ou marche derrière elle. Il arrive que cette surveillance se prolonge sur plusieurs rues, Tizón observant chaque individu masqué qu’il croise ; prêt à repérer le comportement suspect, l’indice qui le décidera à se jeter sur lui, lui arracher son loup ou son masque et à découvrir les traits, mille fois imaginés dans ses cauchemars – il dort de plus en plus mal, entre deux réveils en sursaut qui mélangent réalité et imagination –, de l’homme qu’il cherche. D’autres fois, ce ne sont pas des jeunes femmes, mais un déguisement ou une apparence étrange qui attirent son attention : il suit alors la personne, guettant chaque mouvement. Chaque pas.
Dans la rue du Soleil, près de la chapelle, un homme l’intéresse particulièrement. Il porte une longue robe de bure noire, la tête couverte d’un capuchon, avec un masque blanc, et il reste immobile à observer les gens. Quelque chose dans son attitude éveille les soupçons du commissaire. C’est peut-être, estime celui-ci en s’abritant derrière les passants, à cause de cette façon qu’il a de se tenir à l’écart : isolé, étranger à la gaieté de la rue. Ce personnage observe comme de l’extérieur, ou de loin. Trop distant, conclut le commissaire, pour quelqu’un qui se déguise pour le Carnaval et sort s’amuser. Or celui-là ne semble pas du tout s’amuser. Rien à voir avec les autres. La tête encapuchonnée bouge lentement d’un côté et de l’autre, suivant les pas des gens qui circulent dans la rue. Il ne paraît pas réagir quand trois filles au visage peint en noir, habillées de ponchos de couleur et coiffées de chapeaux de paille, s’approchent en riant et l’aspergent d’eau avant de s’enfuir en courant. Il se contente de les regarder s’éloigner.
Contournant prudemment les passants, Rogelio Tizón se rapproche peu à peu de l’individu masqué. Celui-ci est toujours immobile, et, un moment, semble fixer le commissaire. Sur ce, il détourne la tête et quitte les lieux. Le mouvement peut être fortuit, décide Tizón. Mais il peut ne pas l’être. Pressant le pas pour ne pas le perdre de vue, il le suit jusqu’à la rue du Sacrement. Là, au moment où il s’apprête à s’approcher pour lui mettre la main au collet, impatient de lui arracher son masque, l’autre rejoint une bande d’hommes et de femmes déguisés qui le saluent par son nom et acclament son apparition. Au milieu des éclats de rire, quelqu’un sort une outre de vin, et le nouveau venu rejette son capuchon en arrière en écartant son masque, pour engloutir, bras levés, un long jet qui tombe droit dans son gosier, pendant que, pris d’un intense sentiment de ridicule, le policier passe au large.
*
Odeurs de poisson frit, d’huile de beignets et de sucre brûlé. Il y a des lampions de papier avec des chandelles allumées dans les humbles demeures, basses et allongées, du quartier de pêcheurs de la Viña. Dans la rue du Palmier, longue et rectiligne, ces points lumineux font penser à des lucioles alignées dans le noir. Leur faible lueur dessine les contours de groupes de voisins, dans la rumeur des conversations, des verres entrechoqués, des rires et des chants. Au coin de la rue de la Consolation, à côté d’une lampe à huile posée par terre, deux hommes et une femme déguisés avec des draps qui ressemblent à des suaires chantent une copia sur le roi Pepino[4] ; lequel, assurent-ils avec des voix quelque peu alcoolisées, emporte toujours dans ses bagages un tas de bouteilles de vin pour la route.
— Je n’ai pas l’habitude de venir par ici, dit Lolita Palma, qui observe tout.
Pepe Lobo s’interpose entre elle et une bande de jeunes gens qui passent avec des torches allumées, des vessies et des seringues d’eau. Puis il se tourne pour la regarder.
— Nous pouvons retourner, si vous voulez.
— Non.
Le loup de taffetas noir qu’elle porte toujours obscurcit totalement son visage sous le capuchon du domino. Lorsqu’elle reste trop longtemps sans parler, Lobo a l’impression de marcher en compagnie d’une ombre.
— C’est agréable… Et il fait une nuit splendide pour cette époque de l’année.
Par intervalles, comme en ce moment, la conversation revient sur le temps, ou de minuscules détails de ce qui se passe autour d’eux. C’est lorsque les silences se prolongent, et qu’aucun des deux, comme pris dans une impasse, ne parvient – n’ose serait plutôt le mot juste – prononcer une parole. Lobo sait que Lolita en est aussi consciente que lui. C’est néanmoins plaisant de se laisser bercer par de tels silences, comme par l’indolente lassitude de cette promenade sans hâte ni objet apparent. Dans la trêve tacite, complice de la nuit de Carnaval qui libère chacun de toute responsabilité. C’est ainsi que le corsaire et la femme marchent depuis une demi-heure, sans but, dans les rues de Cadix. Parfois, au hasard de leurs pas, l’irruption d’une bande, ou le soubresaut causé par un masque qui souffle tout près d’eux dans un cornet ou un mirliton, les fait se rapprocher sans l’avoir prémédité, et se frôler dans l’obscurité.
— Saviez-vous, capitaine, que les danseuses de Gadès faisaient fureur dans la Rome antique ?
Ils sont au croisement de la rue des Charrettes, éclairé par la chandelle d’une lanterne. Devant la porte entrouverte d’une taverne – prêtes à rentrer en vitesse si la ronde apparaît –, des femmes déguisées dansent au milieu d’un cercle d’hommes, marins et Gitans. Les battements de mains qui les encouragent rendent inutile toute autre musique.
— Je ne le savais pas, admet Lobo.
— Mais c’est vrai : les Romains se les arrachaient.
Le ton de Lolita Palma est léger, parfaitement assuré ; comme celui de quelqu’un qui reçoit un visiteur étranger et lui montre sa ville. Et pourtant, pense Lobo, c’est moi qui suis censé l’escorter. Je me demande d’où elle sort une telle sérénité.
— En d’autres temps, ajoute-t-elle au bout d’un moment, j’aurais dû, je le crains, m’occuper aussi de ça… Palma & Fils, exportation de danseuses.
Elle s’interrompt, riant doucement, et le corsaire n’arrive pas à établir avec certitude si elle a plaisanté.
— De danseuses, répète-t-il.
— Parfaitement. Les danseuses et le thon à l’escabèche faisaient la renommée et la fortune des Gaditans… Mais ces demoiselles ont eu moins de chance que le thon : l’empereur Théodose a interdit leurs danses, jugées trop lascives. Selon saint Jean Chrysostome, c’était le diable en personne qui leur servait de partenaire.
Ils poursuivent leur chemin, s’éloignant du bal. Au-dessus d’eux, dans l’ample portion de firmament que la largeur de la rue laisse à découvert, les étoiles se bousculent. À chaque croisement de rue qu’ils laissent sur leur gauche, Pepe Lobo note la brise de ponant, suave, légèrement humide : elle vient du rempart proche et de l’Atlantique qui se trouve à trois cents pas, derrière l’esplanade des Capucins.
— Vous aimez les habitants de Cadix, capitaine ?
— Certains.
Quelques pas en silence. Par instants, Lobo entend le doux froissement de la soie du domino. De près, il perçoit l’odeur du parfum, différent de ceux dont usent les femmes de son âge. Celui-là est doux, et en tout cas agréable. Frais. Pas trop fort. Bergamote, pense-t-il absurdement. Il n’a jamais respiré de la bergamote.
— Il y en a que j’aime, et d’autres non, ajoute-t-il. Comme partout.
— Je sais peu de choses de vous.
On dirait un regret. Presque un reproche. Le marin, qui lui donne la main pour l’aider à éviter une charrette dont les brancards reposent sur le sol, hoche la tête.
— Mon histoire est banale. Une seule solution, la mer.
— Vous êtes venu très jeune de La Havane, n’est-ce pas ?
— Dire que je suis venu est exagéré. J’en suis parti, plutôt… Venir, c’est rentrer de là-bas avec des milliers de réaux, un domestique noir, un perroquet et des caisses de cigares.
— Et un châle en indienne pour une femme ?
— Parfois.
Lolita Palma fait quelques pas en silence.
— Vous n’en avez jamais acheté ?
— Si, parfois.
Ils ont laissé derrière eux la rue du Palmier et sa double rangée de lucioles. Maintenant les gens sont moins nombreux, et devant eux s’étend dans l’ombre l’esplanade de San Pedro, avec, à droite, la masse carrée et obscure de l’hospice. Lobo s’arrête, prêt à rebrousser chemin, mais Lolita Palma continue de marcher, vers la mer proche qui s’étend au pied du rempart dans une pénombre bleutée. Celle-ci se colore de jaune par intermittence quand passent les rayons du phare de San Sebastían.
Elle a l’air songeuse :
— Je me rappelle vous avoir entendu dire un jour que seul un imbécile s’embarquerait pour le plaisir. Vraiment, vous n’aimez pas la mer ?
— Vous plaisantez ?… C’est le pire lieu du monde.
— Pourquoi continuez-vous à naviguer, alors ?
— Parce que je n’ai nulle part ailleurs où aller.
Ils arrivent au bastion, au-dessus de la Caleta. Non loin de là, on devine une guérite et la forme obscure d’une sentinelle. Des lanternes éclairent par endroits le demi-cercle de sable blanc, et des bruits de musique, de rires et de bravos montent des gargotes en planches et en toile à voile collées au rempart. Dans la pénombre, sur le fond noir de l’eau immobile, se détachent les contours plus clairs des barques échouées sur la vase de la rive ; et, un peu plus loin, les silhouettes des chaloupes canonnières à l’ancre. À Cadix, pense Pepe Lobo, tout se termine dans la mer.
— J’aimerais pouvoir descendre, dit-elle.
Le corsaire en a presque un haut-le-corps. Même une nuit de Carnaval et avec un masque, les antres de la Caleta, avec leurs matelots, leurs soldats, leurs filles et leur musique, ne sont pas recommandés pour une dame.
— Ce n’est pas une bonne idée, dit-il, embarrassé. Nous devrions peut-être…
Il l’entend rire :
— Rassurez-vous. Ce n’est qu’un désir, pas une intention.
Ils restent silencieux, appuyés à la balustrade de pierre.
Respirant, l’un près de l’autre, l’air humide et son odeur de sable et de sel. Lobo sent contre son épaule droite sa présence physique. Il peut presque percevoir la douce chaleur de son corps. Ou du moins il l’imagine.
— Vous attendez un coup de chance ? demande Lolita Palma en revenant à la conversation précédente.
On peut l’appeler comme ça, pense Pepe Lobo. Un coup de chance. Il prend son temps pour acquiescer, sérieux.
— Je le cherche. Oui. Et alors je tournerai le dos à la mer pour toujours.
— Je croyais… enfin… – elle semble sincèrement surprise – que vous aimiez vivre ainsi. L’aventure.
— Vous vous trompiez.
Un nouveau silence. Soudain, Lobo éprouve une envie irrésistible de parler. D’expliquer ce qu’il n’a jamais cru nécessaire d’expliquer à personne auparavant.
— Je vis ainsi parce que je ne peux pas vivre autrement, reprend-il enfin. Et ce que vous appelez l’aventure… Eh bien, j’échangerais toutes les aventures du monde contre quelques sacs d’onces d’or… Si j’arrive un jour à me retirer, j’achèterai une terre le plus loin possible de la mer, dans un endroit d’où on ne la voit pas… Avec une maison et une treille sous laquelle je m’assiérai le soir pour voir le soleil se coucher, sans avoir à me demander si le bateau va chasser sur son ancre ou si je dois prendre des ris dans la voile pour passer une nuit tranquille.
— Et une femme ?
— Oui. Enfin… peut-être. Une femme aussi, pourquoi pas.
Il se tait, confus. Elle a posé sa question sur un ton parfaitement dépassionné. Froid. Comme un élément de plus dans l’énumération de Lobo. Et c’est précisément cette neutralité – naturelle ou délibérée ? – qui déconcerte le corsaire.
— Il me semble que vous n’êtes pas loin de l’obtenir, estime Lolita Palma. Je parle de réunir assez d’argent. Pour vous retirer à l’intérieur des terres.
— C’est bien possible. Mais jusqu’à la fin, personne ne peut savoir.
Le phare situé sur le château, à l’extrémité du récif de San Sebastián, les éclaire par intervalles de ses faisceaux. La forme noire de la sentinelle de la guérite se déplace lentement le long du rempart. Lolita Palma, qui garde toujours le capuchon du domino rabattu sur la tête, a ôté son masque. Lobo observe son profil, éclairé périodiquement par la lumière lointaine.
— Savez-vous ce que j’aime chez les gens de mer, capitaine ?… C’est qu’ils ont beaucoup voyagé et peu parlé. Que ce qu’ils savent, ils l’ont vu de leurs yeux, en apprenant beaucoup sans étudier dans les livres… Vous, les marins, vous n’avez pas besoin d’une nombreuse compagnie, car vous avez toujours été seuls. Et vous possédez ce quelque chose d’ingénu, ou d’innocent, qu’a l’homme qui descend à terre comme s’il pénétrait dans un lieu dangereux, inconnu.
Lobo l’écoute avec une surprise sincère. C’est comme ça que les autres le voient, se dit-il. C’est comme ça qu’elle le voit.
— L’idée que vous vous faites de mon métier est jolie, mais elle est inexacte. La pire racaille que j’ai connue était pour une bonne part à bord d’un navire, et pas seulement sur le gaillard d’avant. Et permettez-moi de vous dire cette évidence : jamais je ne vous laisserais seule avec mon équipage…
Un sursaut, et tout de suite le ton habituel qui revient :
— Je sais parfaitement me défendre, monsieur.
L’orgueil des Palma. Le corsaire sourit entre deux éclats du phare.
— Ce n’est pas le genre de choses que vous pouvez savoir.
— Je fréquente des marins depuis mon enfance, capitaine. Ma maison…
Obstinée. Sûre d’elle. La clarté lointaine découpe maintenant son profil volontaire. Elle contemple la mer.
— Vous nous connaissez par vos visites, madame. Et par ce que vous avez lu dans des livres.
— Je sais regarder, capitaine.
— Vraiment ?… Et que voyez-vous quand vous me regardez ?
Elle reste sans répondre, la bouche légèrement entrouverte. Le difficile équilibre que conservait leur conversation est rompu. Elle semble à présent troublée, et cela produit chez Lobo une étrange émotion, un sentiment proche du remords. De toute manière, il n’attendait pas vraiment de réponse à sa question.
— Écoutez…, dit le corsaire. J’ai quarante-trois ans, et je suis incapable de dormir deux heures d’affilée sans me réveiller brusquement pour vérifier où je suis et si le vent n’a pas tourné. J’ai l’estomac ruiné par les nourritures infâmes du bord, et des maux de tête qui durent plusieurs jours… Quand je reste longtemps dans la même position, mes articulations craquent comme celles d’un vieillard. Les changements de temps me font mal dans tous les os que je me suis cassés ou qu’on m’a cassés. Et il peut suffire d’une tempête, de l’inattention d’un second ou d’un timonier, d’un instant de malchance, pour que je perde tout d’un seul coup. Sans compter la possibilité de…
Il se tait. Il en reste là. Il pense à la mutilation et à la mort, mais il ne souhaite pas aller plus loin. Il ne veut pas parler de ça. Des vraies peurs. En fait, il se demande pourquoi il a dit tout cela. Ce qu’il veut justifier devant cette femme. Ou ce qu’il prétend démonter. Détruire, quoi qu’il lui en coûte. C’est peut-être le désir de se tourner vers elle, de tout envoyer au diable et de la serrer très fort dans ses bras.
La sentinelle est revenue dans sa guérite où l’on voit soudain briller la lueur du cigare quelle allume. Le phare lointain éclaire par intervalles le rempart de Santa Catalina en forme de demi-étoile, découvrant également la langue rocheuse qui pénètre dans la mer et le canot de garde qui passe lentement en surveillant les canonnières. Lolita Palma regarde dans cette direction.
— Pourquoi avez-vous fait ça à Lorenzo Virués ?
C’est peut-être la mention des os cassés qui lui a rappelé l’incident. Pepe Lobo la dévisage durement.
— Je ne lui ai rien fait qu’il n’ait lui-même cherché.
— On m’a rapporté que vous ne vous êtes pas conduit…
— En homme d’honneur ?
Le corsaire a ri en prononçant ces mots. Elle reste un moment silencieuse.
— Vous saviez qu’il était mon ami, dit-elle enfin. Et un ami de ma famille.
— Et lui savait que je suis capitaine d’un navire qui vous appartient. Les deux choses se valent.
— L’affaire de Gibraltar…
— Au diable Gibraltar. Vous ne savez rien de ce qui s’est vraiment passé. Vous n’avez pas le droit…
Une très brève pause. Puis elle parle dans un quasi-murmure, à voix très basse :
— Vous avez raison. Mon Dieu, comme vous avez raison !
La réflexion surprend Pepe Lobo. La femme est immobile, son profil obstiné tourné vers la mer et la nuit. La sentinelle, qui, sans doute, les voit de sa guérite, se met à chanter une copia. Il le fait sur un ton neutre, sans joie ni peine. Une plainte obscure, gutturale, qui semble venir de très loin dans le temps. Lobo comprend mal les paroles.
— Je crois que nous devrions partir, suggère le corsaire.
Elle fait non de la tête. Presque douce, comme tout à l’heure.
— Ce n’est Carnaval qu’une fois par an, capitaine Lobo.
Elle paraîtrait soudain jeune et fragile s’il n’y avait son regard qui, en aucun moment, ne vacille ni ne s’écarte des yeux du marin lorsque celui-ci se penche sur elle et l’embrasse sur la bouche, très lentement et sans violence, comme s’il lui laissait la possibilité de lui soustraire son visage. Mais elle ne le lui soustrait pas, et Pepe Lobo sent la douceur délicieuse des lèvres entrouvertes et le tremblement subit de son corps, abandonné et ferme à la fois, quand il l’entoure de ses bras et la serre contre lui. Ils restent ainsi tous deux quelques instants, elle couverte de son domino dont le capuchon est tombé dans son dos, prise dans l’étreinte de l’homme, muette et très calme, sans fermer les yeux ni cesser de le fixer. Puis elle recule et passe une main sur sa figure, très doucement, ni pour le repousser, ni pour l’attirer. Elle la maintient ainsi, paume ouverte et doigts tendus touchant le visage et les yeux de l’homme, comme une aveugle qui voudrait retenir ses traits dans sa main. Et quand finalement elle la retire, elle le fait avec lenteur. Comme si chaque pouce de distance interposé entre sa main et la peau du corsaire la faisait souffrir.
— Il est l’heure de rentrer, dit-elle, sereine.
*
Simon Desfosseux dort mal. Il a passé du temps à veiller avant de se coucher, pour faire des calculs destinés au dessin d’une nouvelle espolette à combustion lente à laquelle il travaille – sans beaucoup de succès – depuis des semaines, et aussi pour réfléchir au dernier message reçu de l’autre côté de la baie : une communication du commissaire de police espagnol lui proposant un nouveau secteur de la partie orientale de Cadix où diriger certains tirs à des jours et des heures précis. Maintenant, les yeux ouverts dans l’obscurité de sa baraque, l’artilleur a la sensation que quelque chose ne va pas comme il faudrait. Pendant son sommeil inquiet, il lui a semblé entendre des bruits étranges. De là son incertitude en se réveillant.
— Les guérilleros !… Les guérilleros !
Le cri proche le fait se lever d’un bond de son lit de camp. C’était donc ça, découvre-t-il dans une rafale d’angoisse. Les bruits qu’il a entendus pendant qu’il dormait étaient le crépitement de coups de feu. À présent il distingue clairement les tirs de fusil, pendant qu’il cherche à tâtons son pantalon et ses bottes, rajuste sa chemise de nuit du mieux qu’il peut, prend son sabre et un pistolet, et sort en trébuchant. À peine dehors, une détonation résonne et il est aveuglé par l’éclair de l’explosion qui illumine tout alentour, les gabions sur les tranchées, les blockhaus en bois et les baraquements de la troupe : l’un d’eux, d’où a surgi l’éclair, commence à brûler violemment – on a sûrement jeté à l’intérieur un engin fait de goudron et de poudre –, et sur la clarté de l’incendie se découpent les silhouettes proches de soldats à demi vêtus qui courent dans toutes les directions.
— Ils sont à l’intérieur ! crie quelqu’un. Ce sont des guérilleros, et ils sont à l’intérieur !
Desfosseux, qui croit avoir reconnu la voix du sergent Labiche, sent sa peau se hérisser. L’enceinte de l’artillerie est un pandémonium de galopades, de cris et d’éclairs, d’ombres, de lumières, de reflets et de formes qui s’agitent, se groupent ou se heurtent les unes aux autres. Il est impossible de distinguer qui est ami et qui ne l’est pas. Tentant de garder la tête froide, le capitaine recule, dos collé à la baraque, s’assure qu’il n’y a pas d’ennemi à proximité et regarde en direction de la position fortifiée où se trouvent Fanfan et ses frères : dans la tranchée protégée par des planches et des fascines qui y mène, jaillissent des éclairs de coups de feu et luisent des sabres et des baïonnettes. On s’y bat au corps à corps. C’est alors qu’il comprend enfin ce qui se passe. Ce ne sont pas des guérilleros. C’est un coup de main parti de la plage. Les Espagnols ont débarqué pour détruire les obusiers.
— À moi ! hurle-t-il. Suivez-moi !… Il faut sauver les canons !
C’est à cause de Soult, pense-t-il soudain. Naturellement.
Le maréchal Soult, commandant en chef de l’armée française d’Andalousie, a pris personnellement la relève de Victor à la tête du Premier Corps et se trouve en tournée d’inspection officielle dans la région : Jerez, El Puerto de Santa María, Puerto Real et Chiclana. Aujourd’hui, il dort à un mille d’ici et, demain, il a prévu de visiter le Trocadéro. L’ennemi a donc décidé de se lever tôt pour lui souhaiter la bienvenue par une sérénade. Connaissant les Espagnols – et, au point où il en est, Simon croit bien les connaître –, il est probable que c’est de cela qu’il s’agit. C’était déjà le cas l’an dernier, lors de la visite du roi Joseph. Qu’ils soient tous maudits, les Espagnols comme le maréchal. De l’avis du capitaine d’artillerie, rien de tout ça ne devrait le concerner, lui et ses hommes.
— À la batterie !… Protégez la batterie !
En réponse à son appel, une ombre qui se déplace tout près lui expédie une balle qui le manque de deux pouces et arrache des éclats de bois à l’abri derrière lui. Prudent, Desfosseux s’écarte de la lumière. Il ne se décide pas à se servir de son sabre, car il sait qu’au corps à corps les Espagnols sont redoutables. Il n’en peut plus de voir dans ses pires cauchemars des navajas énormes, de celles qui font clac-clac-clac en s’ouvrant. Et il ne veut pas non plus, pour un résultat incertain, décharger son unique pistolet. Ses hésitations sont levées par des soldats qui arrivent en courant, se jettent sur les ennemis à coups de fusil et de baïonnette, et finissent par nettoyer le chemin. Les braves garçons, pense le capitaine, soulagé, en s’unissant à eux. Ils passent leur temps à grogner et l’on ne peut guère leur faire confiance dans les moments d’inaction et de relâchement, mais ils sont toujours vaillants à l’heure de se battre.
— Venez ! Tous aux canons !
Simon Desfosseux est tout le contraire d’un héros de l’Empire. Son idée de la gloire guerrière de la France est relative, et lui-même ne se considère même pas comme un soldat ; mais il y a une place et un moment pour tout. La perspective d’une attaque contre ses précieux obusiers Villantroys-Ruty, rejoints depuis quelques jours par d’autres pièces fondues à Séville dans lesquelles l’artilleur place de solides espérances – la troupe les a baptisées Lulu et Henriette –, le met hors de lui, à la seule idée que les manolos pourraient poser leurs sales pattes sur leur bronze immaculé. Voilà pourquoi, à la tête d’une demi-douzaine d’hommes, sabre levé en prévision d’une mauvaise rencontre, le capitaine court vers la position attaquée, véritable chaos d’éclairs, de cris et de coups. On y combat au corps à corps dans une énorme confusion. À la lumière de nouvelles flammes s’élevant au-dessus des baraques, Desfosseux reconnaît le lieutenant Bertoldi en chemise, qui lutte à coups de crosse avec une carabine qu’il tient par le canon.
Tout près – trop près, pense l’artilleur épouvanté – éclatent des cris en espagnol. Vámonos, semble-t-il entendre. Vámonos. Allons-y. Un petit groupe d’ombres tapies jusque-là dans la pénombre se détachent soudain et courent à la rencontre de Simon Desfosseux. Celui-ci n’a pas le temps d’établir si ce sont des ennemis qui attaquent ou qui battent en retraite ; la seule chose certaine est qu’ils viennent sur lui et, quand ils sont à quatre ou cinq pas, de brefs éclairs brillent et plusieurs balles passent en bourdonnant près du capitaine. Celui-ci voit approcher, rougi par les lueurs de l’incendie, le métal nu de baïonnettes ou de navajas. Avec une intense sensation de panique à la vue de tout ce qui lui tombe dessus, Desfosseux lève le pistolet – un lourd modèle an IX à grosse crosse – et tire dans le tas, sans viser, puis donne des coups de sabre en tous sens, dans l’espoir de tenir ses agresseurs à distance. La lame de son sabre manque d’atteindre quelqu’un, qui passe tout près de lui, tête baissée. Avant de s’éloigner dans le noir, l’homme lance un rapide coup de navaja qui ne fait que frôler la chemise de nuit du capitaine.
*
Il n’est pas facile de fuir ainsi en aveugle, le couteau ouvert dans une main et le fusil déchargé dans l’autre. Le long Charleville français gêne beaucoup Felipe Mojarra dans sa course pour s’éloigner de la batterie, mais le saunier met un point d’honneur à ne pas le jeter. Un homme qui se respecte ne revient jamais sans son arme, et il n’a jamais abandonné la sienne, même dans les pires circonstances. Par les temps qui courent, les fusils ne sont pas légion. Pour le reste, l’attaque de la Cabezuela a été un désastre. Certains de ses camarades qui courent à côté de lui dans l’obscurité pour tenter de regagner la plage et les embarcations qui doivent les y attendre – fasse le Ciel quelles ne soient pas reparties, pense le saunier avec angoisse – crient à la trahison, comme d’habitude quand les choses tournent mal et que l’incompétence des chefs, le manque d’organisation et l’absence de scrupule conduisent les hommes au massacre. Tout a marché de travers depuis le début. L’attaque, prévue pour quatre heures du matin, devait être menée par quatorze sapeurs anglais conduits par un lieutenant et un détachement de vingt-cinq chasseurs des Salines, appuyés par quatre chaloupes canonnières de la base de Punta Cantera et une demi-compagnie de chasseurs des Gardes espagnoles chargés de protéger, de la plage, l’assaut et le rembarquement de cette force. Mais à l’heure prévue, les chasseurs ne s’étaient toujours pas présentés, et les embarcations qui attendaient dans l’obscurité de la baie, devant la Cabezuela, leurs rames emmaillotées dans des chiffons pour atténuer le clapotis, couraient le danger d’être découvertes. Placé devant le dilemme de continuer à attendre ou se retirer, le lieutenant des rougets a décidé de passer immédiatement à l’action. Gou ahed, l’a entendu dire Mojarra. Ou quelque chose qui ressemblait à ça. Quelqu’un a murmuré qu’il ne voulait surtout pas perdre son petit bout de gloire. Le débarquement dans le noir, sans lune, a bien commencé, les chasseurs des Salines se sont dispersés en silence sur la plage et les premières sentinelles françaises ont été égorgées à leurs postes sans avoir eu le temps de dire ouf ; mais ensuite les choses se sont compliquées, sans que l’on sache exactement pourquoi – un coup de feu isolé, puis un autre, et, finalement, l’alarme générale, l’incendie, la fusillade et les coups de baïonnette au petit hasard –, de telle sorte que, très vite, Anglais et Espagnols ne se sont plus battus pour détruire la batterie ennemie mais pour sauver leur peau. C’est ce que fait en ce moment Felipe Mojarra : il détale comme un lapin en direction de la plage, pour rester en vie, au risque de trébucher dans le noir et de se briser le crâne. La navaja dans une main et sans lâcher le fusil de l’autre. Tout en se disant, avec la résignation propre à son caractère et à sa race, que, décidément, on ne peut pas gagner à tous les coups. Encore que, cette nuit, il voudrait bien ne pas perdre. Complètement, en tout cas. Le saunier est conscient que, s’il est fait prisonnier, sa vie ne vaudra pas un maravédis. Les vêtements civils, pour tout Espagnol armé qui tombe aux mains des Français, entraînent automatiquement une condamnation à mort. Les mosiús s’acharnent particulièrement sur les prisonniers sans uniforme, qu’ils traitent en guérilleros même s’ils ont combattu en qualité de soldats réguliers et portent la cocarde rouge cousue sur le bonnet ou sur l’habit avec des médailles de saints et des scapulaires. C’est ainsi qu’il y a trois ans Felipe Mojarra a perdu deux cousins après la bataille de Medellín, sur ordre du maréchal Victor – celui-là même qui commandait encore récemment le siège de Cadix – qui a fait fusiller quatre cents soldats espagnols, presque tous blessés, parce qu’ils ne portaient sur eux que leurs pauvres vêtements de paysans.
Le saunier sent du sable sous ses pieds, cette fois chaussés d’espadrilles – la nuit, on ne peut jamais savoir sur quoi l’on marche et ce qui vous blessera. Un sol meuble et clair. La plage est là, et le rivage, avec la marée haute, à seulement cinquante pas. Un peu plus loin dans la baie, au milieu des éclairs qui se reflètent sur l’eau, les canonnières espagnoles tirent par intervalles sur le fort Luis et la partie orientale de la plage, afin de protéger sur ce flanc les hommes qui se retirent. Mojarra, sachant fort bien qu’il est dangereux de rester trop longtemps à découvert, ce qui vous expose toujours à recevoir une balle d’amis ou d’ennemis, oblique un peu sur la gauche, cherchant la protection des murs démantelés du fort de Matagorda. Ses tympans résonnent des battements que lui cause son effort, et le souffle commence à lui manquer. Sur la plage, autour de lui, il voit filer d’autres ombres : Anglais et Espagnols mêlés qui tentent, eux aussi, de gagner le rivage. Au-delà du fort fusent, comme des chapelets de pétards, les coups de feu des fusils français. Des balles perdues passent tout près en vrombissant ; le tir d’une canonnière, qui, trop court, tombe à grand fracas dans le petit étier de la plage, dessine dans la nuit, le temps d’un éclair, les murs noirs et écroulés. Le saunier en profite pour courir de plus belle, et il est sur le point de rejoindre un homme qui avance devant lui ; mais, juste avant d’arriver à sa hauteur, une autre décharge ennemie retentit et la silhouette s’effondre. Mojarra la dépasse rapidement, sans s’arrêter ni prendre d’autre précaution que celle de ne pas buter dessus, atteint la protection du mur de Matagorda, reprend haleine et jette un coup d’œil anxieux sur la plage, tout en refermant sa navaja à manche de corne qu’il glisse dans sa large ceinture. Il y a une chaloupe pas trop loin : sa forme allongée est visible tout près du rivage. Pendant quelques instants, un éclair venu des canonnières la découpe clairement sur l’eau noire, les rames levées, des hommes à bord ou pataugeant autour pour y monter. Sans perdre de temps à réfléchir, Mojarra pend son fusil à son épaule et se lance dans cette direction. Le sable mou ne facilite pas sa progression, mais il arrive à courir assez vite pour s’enfoncer dans l’eau jusqu’à la ceinture, s’accrocher au plat-bord de la chaloupe et se hisser dedans, aidé par des mains qui l’attrapent par la chemise et les bras, et qui le tirent.
— Trahison ! continue-t-on d’entendre crier çà et là.
De nouveaux fuyards arrivent qui montent comme ils peuvent et s’entassent dans l’embarcation, se dessinant sur le fond lointain de l’incendie. En se laissant tomber entre les bancs, Mojarra écrase un homme qui émet un cri de douleur et des paroles anglaises incompréhensibles. Il essaye de s’en écarter et, en se relevant, le saunier pose sans le vouloir une main sur son torse, dont il remarque qu’il est dénudé. Ce geste arrache un nouveau cri à l’homme, plus fort que le précédent. En retirant sa main, Mojarra aperçoit, adhérant à sa paume et détaché du corps de l’Anglais, un énorme morceau de peau brûlée.
*
Il pleut comme si l’on avait ouvert les bondes des nuages noirs et que ceux-ci se déversaient en cataractes. La violente tempête de pluie et de vent qui a frappé Cadix dans la matinée a laissé place à un déluge intense, continu, qui inonde tout, en tambourinant sur les toits, les façades et les immenses flaques, et en formant des ruisseaux dans le sable répandu sur les pavés pour empêcher les sabots des chevaux de glisser. Aux balcons pendent des drapeaux mouillés et des guirlandes de fleurs décomposées par l’eau. À l’abri sous le porche de l’église San Antonio, au milieu des gens protégés par des cirés et des parapluies ou qui se pressent par centaines sous les auvents et les balcons, Rogelio Tizón observe la cérémonie : celle-ci, malgré la pluie, se déroule sous le dais dressé au centre de la place. L’Espagne, ou ce qui en reste symbolisé par Cadix, a désormais une Constitution. Elle a été solennellement présentée ce matin, sans tenir compte du mauvais temps. Le danger des bombes françaises, qui depuis des semaines tombent avec de plus en plus de précision et de fréquence, déconseillait d’organiser la procession des députés et des autorités ainsi que le Te Deum prévu dans la cathédrale. On craignait, non sans raison, que les ennemis ne participent à leur manière à cet événement. De sorte que la cérémonie a été déplacée hors de portée de leur artillerie, dans l’église du Carmel, face à l’Alameda, où la foule enthousiaste – toute la ville est dans la rue, sans distinction de métier ni de condition – a supporté stoïquement les vents déchaînés, l’eau impitoyable et même la chute inattendue d’un gros arbre qui s’est abattu sans causer de dégâts : l’incident ne faisant au contraire qu’amplifier encore l’allégresse populaire, pendant que sonnaient les cloches de toutes les églises, que tonnait l’artillerie de la place et des navires à l’ancre, à laquelle répondait de l’autre côté de la baie la longue ligne des batteries françaises. Ces dernières célébrant à leur façon le 19 mars 1812, fête du saint patron de Joseph Bonaparte.
Maintenant, l’après-midi déjà commencée, le protocole prévu continue de se dérouler, et Rogelio Tizón est surpris de l’endurance des gens. Après avoir passé la matinée fouettés par la tempête, les Gaditans assistent, toujours sous la pluie et sans rien perdre de leur enthousiasme, à la lecture solennelle du texte de la Constitution qui a déjà eu lieu deux fois : devant le bâtiment de la Douane, où la Régence a disposé le portrait de Ferdinand VII, et sur la place du Mentidero. Quand la troisième cérémonie s’achèvera devant San Antonio, le cortège officiel suivi du public empruntera les rues bordées par la foule pour se rendre au dernier lieu prévu : la porte de San Felipe Neri, où l’attendent les députés qui ont remis ce matin aux régents un exemplaire de la Constitution tout juste sorti des presses – la Pepa, comme on l’a déjà baptisée en l’honneur du saint du jour[5]. Et il est curieux de voir, constate Tizón en regardant autour de lui, à quel point l’événement suscite, pour quelques heures, l’unanimité et l’enthousiasme général. Comme si les esprits les plus critiques de l’aventure constitutionnelle cédaient à la pression collective de la joie et de l’espoir, tous acceptent sans réticence les fastes de cette journée. Ou semblent les accepter. Surpris, le policier a vu certains des monarchistes les plus réactionnaires, opposés à tout ce qui peut évoquer la souveraineté nationale, participer à la cérémonie, applaudir avec tout le monde, ou au moins faire bonne figure et garder la bouche close. Même les députés rebelles, un dénommé Llamas et le représentant basque, Eguía, qui refusaient d’avaliser le texte approuvé par les Cortès – le premier se proclamant opposé à la souveraineté de la nation et le second se retranchant derrière les fueros[6] de sa province –, ont signé et juré ce matin comme les autres, quand ils se sont trouvés devant le choix de s’exécuter ou de se voir dépossédés de la qualité d’Espagnols et exilés dans le délai foudroyant de vingt-quatre heures. Après tout, conclut ironiquement le commissaire, la prudence et la peur, et pas seulement la contagion de l’enthousiasme patriotique, font des miracles constitutionnels.
La lecture est terminée, et le cortège solennel s’ébranle de nouveau. Les troupes présentent les armes tout au long du trajet sous la pluie qui transforme les uniformes en serpillières, et le défilé prend la direction de la rue de la Tour, escorté par un détachement de cavalerie, au rythme d’une fanfare que les torrents d’eau entravent et rendent inaudible, mais que les gens massés sur le parcours saluent allègrement. Lorsque la procession passe près de l’église, Rogelio Tizón observe le nouveau gouverneur de la place, qui est aussi le chef de l’escadre de l’Océan, don Cayetano Valdés : sérieux, maigre, se tenant très droit, avec des favoris qui descendent jusqu’au col de sa veste, l’homme qui commandait le Pelayo à Saint-Vincent et le Neptuno à Trafalgar a revêtu l’uniforme de lieutenant général et marche impassible sous l’averse, portant dans ses mains un exemplaire de la Constitution relié en maroquin rouge, qu’il protège du mieux qu’il peut. Depuis que Villavicencio est passé à la Régence et que Valdés occupe son bureau de gouverneur militaire et politique de la ville, Tizón ne l’a rencontré qu’une fois, en compagnie de l’intendant García Pico, et les résultats en ont été désagréables. À la différence de son prédécesseur, Valdés a des idées libérales. Il s’avère être aussi un individu direct et sec dans ses relations, discourtois, avec les manières brusques du marin qui a passé toute sa vie sous les armes. Avec lui, pas question de faux-fuyants ni de sous-entendus. Dès le premier moment, en abordant l’affaire des filles mortes, le nouveau gouverneur a dit clairement les choses à l’intendant et au commissaire : s’il n’y a pas de résultats, il exigera des responsables. Quant à la façon de mener les enquêtes sur cette affaire ou sur n’importe quelle autre, il a également assuré Tizón – dont il semble avoir été bien informé des états de service – qu’il ne tolérera pas la torture des prisonniers, ni des détentions arbitraires, ni des abus qui porteraient atteinte aux nouvelles libertés établies par les Cortès. L’Espagne a changé, a-t-il dit avant de les congédier. Pas de retour en arrière possible, ni pour vous ni pour moi. Mieux vaut donc nous l’enfoncer une fois pour toutes dans la tête.
Suivant le cortège d’un œil critique, le commissaire se souvient des paroles de l’homme qui marche, bien droit, sous la pluie et se demande, avec une curiosité malsaine, ce qui se passera si le roi prisonnier revient de France. Quand le roi Ferdinand, à qui le peuple porte un amour qui n’a d’égal qu’une totale ignorance de son caractère et de ses intentions – les rapports particuliers dont dispose Tizón sur sa conduite dans la conjuration de l’Escurial, le soulèvement d’Aranjuez et sa captivité à Bayonne ne plaident guère en sa faveur –, découvrira qu’en son absence et en son nom un groupe de visionnaires influencés par les idées de la Révolution française a mis l’ordre traditionnel cul par-dessus tête sous le prétexte que, privé de ses monarques – ou abandonné par eux – et livré à l’ennemi, le peuple espagnol se bat pour son propre compte et dicte ses propres lois. Voilà pourquoi, en voyant proclamer la Constitution au milieu de la ferveur populaire, Rogelio Tizón, qui ne se soucie guère de politique mais possède une longue expérience des tréfonds du cœur humain, se demande si tous ces gens qu’il voit applaudir et lancer des vivats sous la pluie – ce même peuple analphabète et violent qui a traîné dans la rue le général Solano et ferait de même avec le général Valdés si l’occasion s’en présentait – n’applaudiraient pas avec un égal enthousiasme un retournement de la mode. Il se demande également si, à son retour, Ferdinand VII acceptera avec résignation le nouvel état des choses, ou s’il ne prendra pas le parti de ceux qui affirment que le peuple ne combat pas pour une chimérique souveraineté nationale, mais pour sa religion et pour son roi, afin de ramener l’Espagne à son statut antérieur ; et si s’attribuer ou lui attribuer une telle autorité n’est rien d’autre qu’usurpation et manque de respect. Une folie que le temps se chargera de faire disparaître en remettant tout en ordre.
Sur la place San Antonio, il continue de pleuvoir des cordes. Dans le bruit des sabots des chevaux et de la musique de fête, le cortège s’éloigne lentement sous les drapeaux et les tentures des balcons qui ruissellent d’eau. Toujours sous le porche de l’église, le commissaire sort son étui et allume un cigare. Puis il regarde placidement la foule réjouie qui l’entoure, les personnes de toutes conditions qui applaudissent avec enthousiasme. Il le fait en prenant note de chaque visage, comme pour les graver dans sa mémoire. C’est un réflexe professionnel : simple précaution technique. En fin de compte, libéraux ou royalistes, ce dont on débat à Cadix n’est rien d’autre qu’une version nouvelle, différente, de l’éternelle lutte pour le pouvoir. Rogelio Tizón n’a pas oublié que récemment encore, suivant les ordres supérieurs et au nom de l’ancien roi Charles IV, il mettait en prison ceux qui introduisaient des libelles et des livres contenant des idées identiques à celles, reliées en maroquin rouge, que promène aujourd’hui le gouverneur. Et il sait qu’avec les Français ou sans eux, avec des rois absolus, avec la souveraineté nationale ou avec le premier chien coiffé assis à San Felipe Neri, celui qui commandera en Espagne continuera, comme partout, d’avoir besoin de prisons et de policiers.
*
À la tombée de la nuit, les bombardements français s’intensifient. Assise devant la table du cabinet botanique chauffé par un brasero, Lolita Palma écoute les explosions proches qui se mêlent au fracas du vent et de la pluie. Le déluge continue, se ravivant en rafales qui hurlent et griffent le rempart et les façades des maisons, et tentent de se frayer un passage dans le tracé perpendiculaire des rues avoisinant San Francisco. On dirait que la ville entière oscille à l’extrémité du Récif qui la maintient ancrée à la terre ferme, sur le point de voir ses tours abattues par le vent, inondée par la nappe d’eau qui se confond dans l’obscurité avec les vagues que l’Atlantique précipite contre la baie.
Asplénium scolopendrium. La feuille de fougère a presque un pied de long et deux pouces de large. À la lumière d’une lampe, Lolita Palma l’étudie avec une loupe à manche d’ivoire fortement grossissante, observant les fructifications qui forment des lignes parallèles, obliques par rapport à la nervure centrale. Il s’agit d’une plante commune et très belle, déjà décrite par Linné et fréquente dans les bois espagnols. La maison de la rue du Bastion possède deux superbes spécimens de cette variété, plantés dans des pots dans la galerie vitrée intérieure que Lolita utilise comme serre.
Une autre explosion. Elle retentit encore plus près, presque au bout de la rue des Doublons, amortie par les constructions interposées et le bruit de la pluie et du vent – cette nuit, la tempête et le bombardement français sont si intenses que la cloche de San Francisco qui avertit des éclairs de la Cabezuela reste silencieuse. Indifférente, Lolita Palma place le rameau de fougère dans un herbier en carton, protégé entre deux grandes feuilles de papier fin, laisse la loupe et frotte ses yeux fatigués – elle craint de devoir bientôt porter des lunettes. Puis elle se lève, passe devant l’armoire vitrée où elle conserve sa collection de feuilles séchées et agite la clochette en argent posée sur la console près de la bibliothèque. Mari Paz, la femme de chambre, apparaît tout de suite.
— Je vais me coucher.
— Oui, madame. Je prépare tout immédiatement.
Une autre explosion lointaine, cette fois à l’intérieur de la ville. La femme de chambre murmure « Jésus ! » et se signe avant de sortir du cabinet – elle ira ensuite dormir au rez-de-chaussée, où les domestiques se réfugient les nuits de bombardement –, et Lolita reste immobile, absorbée par le bruit du vent et de la pluie. Elle se dit qu’il y aura cette nuit beaucoup de cierges et de veilleuses allumés devant les estampes religieuses dans les maisons des marins.
Par la porte, depuis le couloir, un miroir lui renvoie son image : cheveux rassemblés en tresse, robe simple d’intérieur grise, agrémentée seulement de dentelle au col rond et aux manches. Dans la pénombre du couloir et à la lumière de la lampe dans son dos, la femme qui se regarde dans le miroir a l’aspect d’un tableau ancien. Avec une réaction qui est d’abord celle d’une vague coquetterie pour devenir ensuite lente et pensive au point de sentir quelque chose se glacer en elle, elle porte les mains à sa nuque et demeure immobile dans cette position à se contempler, tout en se disant que l’image reflétée pourrait être celle d’un de ces portraits noircis par le temps qui ornent les murs de la maison, dans le clair-obscur des meubles, des objets et des souvenirs familiaux. Le visage d’un temps révolu, irrécupérable, qui finira par se diluer comme un fantôme parmi les ombres de la maison endormie.
Brusquement, Lolita Palma baisse les mains et écarte les yeux de la glace. Puis, prise d’une urgence subite, elle va à la fenêtre qui donne sur la rue et l’ouvre violemment toute grande, laissant la tempête tremper sa robe et inonder son visage par rafales.
*
Les éclairs illuminent la ville. Ces coups de fouet déchirent le ciel noir tandis que le tonnerre se confond avec les explosions de l’artillerie française et la réponse systématique, tir pour tir, que renvoie, imperturbable, le fort de Puntales.
Revêtu de son carrick et de son chapeau cirés, Rogelio Tizón parcourt les rues des vieux quartiers en esquivant les trombes d’eau qui tombent des toits. La fête continue dans les tavernes et les bouges de la ville, où les gens qui ne sont pas encore rentrés chez eux arrosent leur journée. À son passage, le commissaire entend à travers portes et fenêtres les verres que l’on entrechoque, les chants, la musique, et les vivats que l’on adresse à la Constitution.
Une détonation retentit tout près, sur la place San Juan de Dios. Cette fois la bombe a explosé en tombant, l’onde de choc ébranle l’air mouillé et fait vibrer les vitres des fenêtres. Tizón imagine le capitaine d’artillerie, dont il connaît désormais le visage, orientant ses canons vers la ville dans le vain espoir de gâcher les réjouissances gaditanes. Curieux individu, ce Français. En tout cas, Tizón a accompli sa part de l’étrange marché. Il y a trois semaines, après avoir joué des pieds et des mains et convaincu les gens qu’il fallait avec l’argent qu’il fallait, le commissaire a obtenu que le taxidermiste Fumagal soit expédié sur l’autre rive de la baie, camouflé dans un échange de prisonniers. Ou, plus exactement, ce qui reste de lui – un fantôme squelettique et titubant – après un long séjour dans le souterrain sans fenêtres de la rue du Mirador. De son côté, le Français a respecté l’accord, et il continue. En homme de parole. Par trois fois, à des jours et des heures convenus, des tirs de ses obusiers sont tombés plus ou moins là où Tizón attendait qu’ils tombent ; sans résultat jusqu’à maintenant, si ce n’est d’avoir démoli deux maisons, blessé quatre personnes et tué une cinquième. Et, dans chaque cas, le policier se tenait dans les parages avec de nouveaux appâts – du fait de la guerre et de la nécessité, les filles jeunes ne manquent pas dans Cadix –, mais personne n’est jamais apparu qui puisse ressembler à l’assassin. De toute manière, les conditions atmosphériques des derniers jours, avec des pluies et des vents qui ne viennent pas du levant, ne sont guère favorables. Tizón, que ses obsessions n’empêchent pas de voir combien tout cela ne tient que par des ficelles, ne se fait pas trop d’illusions ; mais il n’abandonne pas non plus la partie. On a toujours, pense-t-il, plus de chances d’attraper une proie quand on tend un filet, même si les mailles sont peu sûres, que si on n’en utilise pas. Par ailleurs, à force de sillonner la ville à la recherche d’indices, en comparant les circonstances connues avec d’autres ayant les mêmes caractéristiques, le policier – ou plutôt l’étrange certitude qui guide ses actes ces derniers temps – a pu établir une relation entre des lieux qu’il suppose plus favorables que d’autres pour que s’y produise ce qu’il attend. Ou espère. La méthode est complexe, parfois à la limite de l’irrationnel ; et Tizón lui-même n’est pas certain de son efficacité. S’y mêlent les expériences antérieures et des sensations intimes : des lieux comportant des maisons, des cours ou des entrepôts abandonnés, des terrains vagues protégés des regards indiscrets, des rues qui permettent de se dissimuler et de disparaître facilement, des angles où le vent se comporte de façon identique dans des conditions déterminées, et où Tizón a pu ressentir le trouble – physiquement réel ou imaginaire, sur ce point il n’est toujours pas d’accord avec Hipólito Barrull ni d’ailleurs avec lui-même – de la soudaine absence d’air, de sons et d’odeurs, comme si l’on pénétrait, l’espace d’un instant, dans une étroite cloche de vide. Ces diaboliques vorticules, ou quels que soient leur vrai nom et leur véritable nature : ces tourbillons d’horreur venus de l’extérieur ou de soi-même. Il est évident qu’avec les moyens dont il dispose le commissaire ne peut pas couvrir tous ces lieux en même temps. D’ailleurs il n’est même pas convaincu qu’il ne s’en trouve pas beaucoup d’autres, semblables, qui échappent à son calcul. Mais il peut établir un système de contrôles aléatoires – et c’est ce qu’il fait. Une manière de procéder qui ressemble, pour revenir à l’image du pêcheur, à poser le filet en des lieux où l’on n’est pas sûr de remonter quelque chose, mais dont on sait, ou croit savoir, qu’ils sont fréquentés par les poissons. Et tous les jours, avec ou sans appât, Tizón fait la tournée de ces endroits, les étudie sur le plan de la ville jusqu’à ce qu’il en connaisse chaque recoin par cœur, organise des rondes discrètes d’agents et recourt aux yeux et aux oreilles d’un réseau d’indicateurs qu’il a certes toujours entretenus, mais qu’il tient aujourd’hui particulièrement en alerte par une habile et efficace combinaison de pourboires et de menaces.
L’arc du Populo est un de ces points inquiétants. Perdu dans ses pensées, le policier contemple la voûte du passage. Ce lieu situé derrière l’Hôtel de Ville est central, passant, et comporte des maisons d’habitation et des commerces proches – bien que, cette nuit, l’orage ne laisse voir que des volets fermés dans l’obscurité et des torrents d’eau qui tombent de tous côtés. Pourtant, Rogelio Tizón sait qu’il est une des marques portées sur la carte-échiquier qui lui ôte le sommeil la nuit et la tranquillité le jour : sept pièces prises par l’adversaire, et, pour lui, tout juste un début d’indication. Des nuits durant, il y a maintenu la surveillance avec l’appât correspondant – une fille recrutée rue d’Hercule –, sans résultat. Mais si l’assassin n’est pas venu au rendez-vous, la bombe, elle, n’y a pas manqué : elle est tombée le matin précédent à quelques pas, sur la petite place de la rue de la Vice-Reine. C’est pourquoi, malgré la pluie et la fatigue de la journée, le policier ne se décide pas à rentrer chez lui. Même si les conditions ne sont guère propices, avec la pluie, le vent et les éclairs, il continue d’arpenter les parages, trempé, scrutant chaque recoin et chaque ombre, dans un effort permanent de comprendre. De voir le monde avec un regard identique à celui de l’homme qu’il cherche.
À un moment, à la lumière avare de la veilleuse allumée sous l’image sainte apposée sur un mur du passage, sous les ténèbres de la voûte, le policier croit voir une ombre. Une forme obscure qui n’était pas là auparavant, ce qui alerte aussitôt son instinct et ses sens comme ceux d’un limier qui flaire la proie. Avec des précautions infinies, prenant soin que son ombre ne se détache pas sur la pénombre de la rue, Tizón s’approche du mur le plus proche pour s’y dissimuler, en comptant sur le bruit de la pluie pour couvrir celui de ses bottes en passant dans les flaques. Il demeure ainsi immobile, tenant fermement la canne à tête de bronze, sous l’eau qui ruisselle sur son chapeau et sa capote imperméable. Mais la forme – une silhouette vaguement masculine près de la veilleuse – ne bouge pas. Finalement, le policier décide d’avancer prudemment vers elle, la canne levée. Arrivé à mi-chemin dans le passage, il ne peut éviter que ses pas résonnent sous la voûte. Alors la forme s’agite un peu.
— Maudit vin, dit une voix. Je n’arrête plus de pisser.
Le timbre est jeune et le ton désabusé. Tizón s’arrête à côté de la silhouette, qui se profile maintenant plus nettement dans l’obscurité : mince et noire. Du coup, il ne sait plus quoi dire. Il cherche un prétexte pour s’attarder un peu, au lieu de poursuivre sa route.
— Ce n’est pas un endroit pour faire ses besoins, dit-il sèchement.
L’autre semble réfléchir, en silence, à la pertinence de la remarque.
— Ne me cassez pas les pieds, finit-il par déclarer.
Ces paroles s’achèvent dans une quinte de toux. Tizón essaye de voir le visage, mais la veilleuse du mur n’en éclaire que le contour. Puis il entend un froissement d’étoffe – il suppose que l’homme reboutonne sa braguette – et la faible lueur éclaire une figure émaciée, des yeux sombres et profonds : un homme d’un peu plus de vingt ans, bien fait de sa personne, qui observe Tizón d’un air hautain.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit-il.
— Je suis commissaire de police.
— Je n’en ai rien à foutre.
Il est tout près et sent le vin. Tizón n’apprécie pas son insolence et encore moins le ton méprisant qu’il prend pour la manifester. Un moment, sous l’empire des réactions automatiques du métier et de l’habitude, il est tenté de jouer de sa canne et de lui donner la correction qu’il mérite. Stupide petit coq. Et puis il se rend compte que l’homme ne lui est pas inconnu. À propos de navires, peut-être ? Soudain, il croit se souvenir d’un marin. Un officier, sûrement. De là, le vin et la grossièreté. Différente en tout cas des fanfaronnades de matelots, bravaches, bellâtres et autres fleurons de la jeunesse gaditane. Chez celui-là, il perçoit plutôt une morgue supérieure, dégoûtée. De bonne famille.
— Un problème ?
La nouvelle voix qui a retenti dans son dos manque de faire sursauter le commissaire. Un deuxième homme est là. Tizón se retourne et voit près de lui un individu brun, aux épais favoris, qui porte une veste à boutons dorés. La veilleuse éclaire des yeux calmes, aux tons clairs.
— Vous êtes ensemble ? s’enquiert Tizón.
Le silence du nouveau venu laisse supposer une réponse affirmative. Tizón balance la canne dans sa main droite. Il n’y a pas d’autre problème, explique-t-il, que celui que peut poser son ami. L’autre continue de le regarder, interrogateur. Il est tête nue et ses cheveux sont trempés par la pluie. La veilleuse fait luire de grosses gouttes récentes sur ses épaules. Lui aussi sent la taverne.
— Je vous ai entendu prononcer le mot police, dit-il finalement.
— Je suis commissaire.
— Et votre travail consiste à veiller à ce que personne ne pisse dans la rue, par des nuits comme celle-là… Quand c’est le ciel tout entier qui nous pisse dessus.
Il a dit cela de sang-froid et sans déguiser son ironie. Mauvais début. Pour sa part, Tizón les reconnaît enfin : ce sont les deux corsaires, le capitaine et son second, avec lesquels il a eu, l’été passé, une conversation nocturne à la Caleta. Une discussion aussi peu agréable que celle-là, quoique moins humide. C’était quand il enquêtait sur cette histoire de contrebande et de traversées de la baie qui l’a mené jusqu’au Mulâtre.
— Mon travail, camarades, est celui que je juge opportun.
— Nous ne sommes pas vos camarades, réplique le plus jeune.
Tizón réfléchit rapidement. Il ouvrirait avec plaisir d’un coup de canne la tête de ce godelureau – il se rappelle maintenant qu’il a déjà eu la même envie lors de leur précédente rencontre –, mais ces gens-là ne sont pas des enfants de chœur, et l’affaire risque de ne pas être facile. C’est le genre d’histoires dont, si l’on n’y prend pas garde, on peut sortir plus mal en point qu’on ne l’escomptait. Et plus encore ici, dans ce passage, face à deux hommes qui ont bu, mais pas assez quand même pour avoir dépassé la phase dangereuse de fermeté agressive. Et nulle ronde en vue pour le secourir. Avec la pluie, se dit-il amèrement, ils doivent tous être allés s’abriter dans une taverne. Salauds d’enfants de putain. De sorte que, reprenant la parole, il décide d’en infléchir le ton. Plus diplomatique.
— Je suis sur les traces de quelqu’un, admet-il avec une simplicité délibérée, et, dans l’obscurité, je me suis trompé.
Au-dehors, un éclair illumine le passage comme un brusque coup de canon, et les silhouettes des trois hommes se découpent sur sa clarté. Celui qui porte des favoris – le capitaine Lobo, de la Culebra, se rappelle d’un coup Tizón – regarde le commissaire sans rien dire, comme s’il soupesait très sérieusement ce qu’il vient d’entendre. Puis il fait un fugace mouvement affirmatif.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il.
— Nous avons eu une conversation, confirme Tizón. Il y a longtemps.
Un autre bref silence. Cet homme n’est ni bavard ni menaçant, pense-t-il. Son compagnon non plus. Ensuite, il voit le corsaire acquiescer.
— Nous étions dans une taverne, tout près d’ici, en joyeuse compagnie… Mon ami est venu prendre l’air et se soulager un peu. Demain, nous reprenons la mer.
Maintenant, c’est Tizón qui acquiesce.
— Je l’ai pris pour un autre, admet-il.
— Tout est réglé, alors… Non ?
— Il semble.
— Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance dans votre ronde.
— Et moi bonne chance dans votre taverne.
Resté dans le passage, Tizón voit les deux marins, redevenus des formes obscures, sortir sous la pluie et se fondre dans les ténèbres que percent par instants les éclairs qui claquent comme des coups de feu et écrasent leurs ombres sur le sol, l’une contre l’autre, sous l’épaisse nappe d’eau. Alors le policier se souvient enfin de tout : ce même capitaine Lobo est l’homme dont on dit – personne n’a pu le prouver, et les témoins sont restés bouche cousue – qu’il a, voici deux mois, grièvement blessé un capitaine du génie dans un duel, sur le récif de Santa Catalina. Coriace, le bougre.